Bulle Ogier

Une "Dame blanche" ?

La nuit était tombée et avec elle une brume épaisse, effilochée par endroits. La route était sombre, pourtant dans mon souvenir il devait y avoir un ou deux réverbères à la sortie du village. Je roulais assez lentement, à cause de la brume mais aussi de cette ambiance, un peu irréelle, un peu envoûtante, la vitesse aurait gâché cette sensation. Je me suis mis à penser à ces histoires de « Dame blanche » qui circulent en boucle depuis des lustres. Toutes les conditions d'une apparition étaient réunies, l'heure, l'atmosphère, mon état d'esprit... Je ralentis, car juste après ce virage à gauche il y a un pont en dos d'âne, dangereux, la voiture peut sauter et si l'on contrôle mal, ploufff, dans la rivière.
L'apparition eut lieu, en plein milieu de la chaussée, en contre jour, agitant les bras ; pas blanche, non, habillée de noir, un foulard rouge autour du cou. Je me déportais sur la droite pour ne pas la renverser et m'arrêtais une cinquantaine de mètres plus loin. Je sortis de ma voiture, les yeux fermés, me disant que si elle était encore là quand je les rouvrirais, c'est que je n'étais pas en train de rêver.
­- Monsieur !
Une voix claire et légèrement fêlée, aigrelette est le mot qui me vint à l'esprit.
­- Monsieur !
J'ouvris les yeux, elle m'attendait, je vis aussi une petite voiture sur le bas côté, nez contre le parapet du pont, tous feux allumés.
­ - Bonsoir monsieur, merci de vous être arrêté. J'ai dérapé, je n'arrive pas à repartir, ça patine.
Une Austin mini Cooper orange. La jeune femme est blonde, elle me sourit. Je n'y connais rien en mécanique, mais si c'est juste une histoire de patinage, à deux on devrait pouvoir la remettre sur le goudron. C'est ce que je lui ai dit.
­ - Il faudrait la pousser en marche arrière, et ensuite tourner les roues et en avant la faire remonter sur la chaussée.
Aussitôt dit nous nous collons côte à côte mains posées sur le museau de la mini et ; un ; deux ; trois, nos chaussures glissent, nous gagnons un mètre ; deuxième tentative, deux mètres. Je dis :
­ - Si nous n'y arrivons pas, je le ferai avec ma voiture, vous monterez dans la vôtre et je pousserai et si ça démarre vous y allez.
Un banc de brume se détache, un morceau de ciel avec un bout de lune, son visage s'éclaire, c'est la dame blanche, je ris, elle aussi, cristallin, j'explique pourquoi je ris et nous rions de plus belle et... je la reconnais, cette voix, ce rire, cette silhouette, impossible de me souvenir, où, quand, juste cette certitude que...
L'accotement est en dévers, et roues tournées la mini refuse de bouger.
­ - Je vais faire demi-tour, préparez-vous.
Son sourire disparaît un instant.
­- Vous n'allez pas m'abandonner là ?
Je hausse les épaules et m'éloigne. Bien sûr que non, je ne vais pas t'abandonner.
Pare-choc contre pare-choc, je fais ronfler, j'aperçois ses cheveux blonds, elle lève le pouce, j'accélère lentement, en deuxième, l'Austin remonte sur la route, vroummm, une main s'agite, me fait coucou, au-revoir, adieu, elle disparaît dans la nuit.
Son visage éclate dans ma tête, je ne connais qu'elle ! Mais comment ai-je pu ne pas... trop tard, ma vieille R5 pourrie ne pourra jamais rattraper sa mini bombe à roulettes. Je hurle :
­ - Bulle ! C'était Bulle, mon idole.

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Yve Bressande