Johnny Hallyday


Entre seize et vingt ans j'étais serveuse, mes amis partaient tous les étés à Ibiza et moi je restais à servir les touristes, un peu déprimée de ne pas aller danser. Un soir, une amie d'une amie me dit que ses copines et elle préfèrent les vacances en septembre. Les téléphones portables n'existaient pas encore mais elle me dit passe nous voir sur place des Lices à Saint-Tropez nous y sommes tous les soirs à l'heure de l'apéro.

L'été passe, je reçois des cartes postales de l'Amnesia, du Pacha ou du Privilege tandis que je travaille douze heures par jour à servir des salades lyonnaises et des verres de Côte du Rhône à des groupes de japonais ou d'italiens. Arrive septembre et je monte dans un train au trajet interminable, mais je suis heureuse d'être enfin en vacances et j'attends avec impatience de voir la mer par la fenêtre du wagon qui fait tatactatoum, Lyon, Valence, Montélimar, tatactatoum, Avignon, Marseille, Saint-Cyr-sur-Mer, tatactatoum, Bandol, Toulon, Hyères, Le Lavandou, tatactatoum, Cavalaire-sur-Mer, Gassin et Saint-Tropez.

La première chose que je vois en arrivant c'est un panneau publicitaire pour la fondation de Brigitte Bardot au secours des animaux partout dans le monde. Pas de doute, je suis à Saint Trop'. Je m'arrête dans un bar, demande un café que je paie quinze francs, scandalisée. Pour le prix, je demande mon chemin, celui de la place des Lices où Eddie Barclay joue aux boules.

Je n'ai jamais trouvé la fille et ses copines, j'ai rencontré une barmaid qui m'a invitée à une rave où j'ai dansé ne sachant où dormir. Le lendemain, assise sur le muret dos à la mer, je regarde plusieurs mannequins, en culotte et t-shirt, descendre des yachts amarrés, aller chercher des croissants. Assise et ahurie, je vois passer Johnny Hallyday. Derrière lui, une foule de femmes hystériques se rapproche rapidement. Et parmi elles, une femme qui pousse un immense landau.

Johnny a-t-il jamais vu Le cuirassé Potemkine ?

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Samantha Barendson

Prince

Orange and Purple

Il avait à peine 18 ans…
Il avait eu son bac à 14 ans en étudiant à Henri IV, et survolait sa prépa à Louis Le Grand. Enervant.
J’avais deux ans de plus que lui. Et trente centimètres de moins.
Un grand prince aux cheveux roux. Un poil de carotte bien élevé, déjanté, et si grand…
Il parlait comme un romantique, je sentais le croissant chaud. Il avait lu de beaux textes, et tentait d’abriter, dans un loden bleu-marine, sa peau pâle.
Mon grand Prince était un sorcier.
1984. Ce fut incandescent.
La nuit nous dansions chez Castel. Le jour, nous dormions, et en fin d’après-midi, allions au cinéma.
27 juillet. Carrefour de l’Odéon. Purple Rain. Un autre prince, le kid. Un "petit" gars du Minnesota.
Cent onze minutes d’hallucination. Des mains serrées, des riffs qu’on ne voulait pas voir finir, des baisers dans le noir, un érotisme assumé. 

I never meant to cause you any sorrow
I never meant to cause you any pain
I only wanted to one time see you laughing
I only wanted to see you laughing in the purple rain

La séance se termine.
Impossible de quitter cet univers. 
Huit minutes de désir.
Nous sortons envoutés.
Sans même échanger un mot, Laurent et moi revenons vers la caisse et achetons un nouveau billet.
Ce jour là, nous étions en communion avec le Prince, sa guitare envoutante. L’orange et le pourpre se sont tenus la main.
Et oui.
Il neige en avril.

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Texte et illustration : Edith Simonnet

Anthony Quinn

Je me baladais dans Bruxelles, sans but véritable, cherchant aventure. C'était à l'époque – je devais avoir dix-neuf ou vingt ans – une de mes activités favorites. Je séchais les cours, j'avais la journée devant moi et le monde m'appartenait.

Tournant le dos à la Porte de Namur et à ses cinémas, je descendais la rue homonyme – de Namur – en direction de la Place Royale, avec dieu sait quelle intention inavouable et muséale. Ben oui, les musées étaient gratuits à cette époque bénie, et plein d'étudiantes de l'académie pas farouches du tout – il faut tout vous expliquer ou quoi ?

Il remontait la rue en sens inverse, massif, immense. Un bref regard et hop, le voilà passé. Je m'entends encore penser qu'est-ce qu'il ressemble à Anthony Quinn, ce type... et me dire, dans la foulée non, c'est pas possible, qu'est-ce que Zorba pourrait bien venir foutre à Bruxelles. Il a autre chose à faire le mec. Ce n'est pas lui, ça ne peut pas être lui... je ne vais pas me rendre ridicule à lui demander un autographe, en plus il a une tête à ne pas avoir envie qu'on l'emmerde.

Je le regardai s'éloigner quand même, encore plus impressionnant de dos, en rêvassant aux Canons de Navarone.

Le soir, à la radio, ils mentionnaient la présence à Bruxelles d'Anthony Quinn pour enregistrer un quarante-cinq tours. Faudrait oser, parfois. 


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Marc Menu

Jeane Manson

Un dîner chez Claire

Les dîners chez Claire ont toujours été des moments surprenants, improbables et précieux. Claire est l’une des épouses de l’un de mes précédents maris. Bref.
Une femme délicieuse qui aime que ses amis, ses amours, se rencontrent.
A Paris, près de la Maison la Radio, dans le 16ème arrondissement, ce soir là, nous arrivons avec avidité, et retard.
Sur l’un de ses canapés, une blonde forcément nord-américaine.
Les cheveux brushés comme dans un épisode de Dallas, un regard bleu,vert, violet. Tout ce qu’elle portait, vêtements et bijoux se reflétait dans ses yeux.
Claire nous présente. Jean Ann, américaine née à Cleveland Ohio, fille d’un écrivain et d’une chanteuse devenue peintre. Ce sourire franc, cette voix, cette simplicité. Je me souviens.
Faisons l’amour, puisque c’est fini nous deux.
Lovée contre l’épaule de Julio Iglesias, partageant les combats de son Bougrain-Dubourg, ayant les larmes aux yeux près de Christian Delagrange... Jeane Manson
Elle était ce soir là au bras d’un ministre. Aussi discret qu’elle était solaire.
Chanteuse, actrice, playmate… tant d’autres aventures et tellement d’authenticité. 
Cette camaraderie toute nord-américaine. Les filles ne se jaugent pas, elles sont de la même race, de la même espèce. On ne joue pas à qui est la plus belle, qui est la plus jeune, qui est la plus riche, qui est ton mari ?
Non. On se pose juste sur le canapé de Claire, et on échange. On rigole. On se moque de nous, de nos échecs. On se félicite de nos succès, enfin… surtout des siens.
Une femme délicate dans un corps de tentatrice.
Et j’entends encore Faisons l’amour, "pouisque" c’est fini nous deux.
Son délicieux accent, son élégance qui lui a fait oublier toutes les trahison. Cette soirée fut trop courte.
Je garderais le meilleur de nous deux. Ça fait trop mal de dire Adieu…

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Edith Simonnet

Yasmina Reza

Étudiante, j'allais régulièrement voir des pièces du Club théâtre de la fac. Le club était essentiellement composé d'étudiants qui sélectionnaient les pièces à jouer. Parfois un enseignant ou un administratif s'inscrivait mais repartait rapidement déçu de tenir seulement le rôle du « vieux ».

Grâce à ce club, dont j'allais rapidement faire partie, j'ai pu connaître de nombreux auteurs. Les classiques, Shakespeare ou Lope de Vega. Les super classiques, Jean Racine ou Jean Anouilh. Les russes, Ivan Tourgueniev ou Valentin Kataïev. Et surtout les vivants, Eric-Emmanuel Schmitt ou Yasmina Reza.
Mon amour de l’œuvre de Yasmina Reza fut immédiat. Ce mélange d'humour et de classe, de décalage dans le savoir-vivre, de préciosité contemporaine, de moquerie affectueuse. Il y avait dans ses textes une fraîcheur et une exigence qui me poussaient à la lire encore et encore.

Et puis un jour je l'ai rencontrée.

Séance de dédicace dans une grande librairie de Lyon. Moi tremblante, un livre à la main L'Homme du hasard, l'histoire d'une dérencontre dans un train entre une femme qui lit un livre et l'auteur dudit livre assis face à elle. Je fais la queue pour une signature. Pour deux signatures, car Philippe Noiret est également présent.

Je fais la queue et j'écoute les mots qui se disent avant notre rencontre, une rencontre qui sera brève, je le sais. La femme qui se trouve avant moi est émue elle aussi et, lorsque son tour arrive, elle lui dit qu'elle l'aime, qu'elle adore ses textes et qu'en ce moment-même, avec sa troupe d'amateurs, elle joue l'une de ses pièces. C'est alors que Yasmina Reza se transforme en furie et s'insurge que l'on puisse jouer sa pièce sans permission, sans reverser de droits d'auteurs, sans… Et la femme de lui expliquer que la pièce est jouée gratuitement et échappe donc à la demande d'autorisation. Yasmina se ressaisit, sourit, passe à autre chose et mon tour arrive. Je tends mon livre, épelle mon prénom et passe à autre chose.

Philippe Noiret est un homme délicieux, nous avons passé quelques minutes à refaire le monde durant lesquelles il m'a appelée "mon petit".

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Samantha Barendson

Margaret du Royaume-Uni


Parce qu'on les a croisées comme dans un rêve éveillé, une photo trop regardée et qu'il reste une impression fugitive mêlant fiction et réel, on cherche, on retrouve le nom, le visage, l'année. On constate que la réminiscence générale est encore forte, colorée, presque physique. Ça n'a duré qu'un petit instant mais il y a en nous comme un écho de force et de beauté mêlée.
C'est en Angleterre, à Bath dans le comté de Somerset, au Royal Crescent, trente maisons disposées en demi-cercle devant une esplanade de gazon. C'est très beau et solennel et surtout ça n'a rien de nécessaire : aucune géographie n'a obligé l'architecte à disposer ainsi ses trente hautes maisons. Le résultat Royal est une fierté de la ville de Bath. J'ai grimpé à pied la colline en montant à travers un parc, il fait chaud, en haut la pelouse immense devant le Crescent, beau mais un peu ennuyeux finalement, je m'apprête à repartir mais une agitation m'attire puis me retient. Un peu de monde arrive à pied, quelques voitures se garent, il y a de appareils photos et des gyrophares, deux ou trois hommes installent du ruban en guise de barrière, un bruit de tonnerre, un bruit tel qu'il semble impossible qu'il augmente, insupportable quand apparaît un hélicoptère rouge, bas dans le ciel, énorme, qui descend à la verticale et se pose dans l'herbe. Les pales ralentissent, un homme en uniforme se précipite jusqu'à la porte, l'ouvre, tend le bras à une femme frêle, un chapeau cache son visage, elle le retient d'un main et tente de choisir son chemin dans l'herbe, à cet instant ses yeux ne cherchent rien d'autre que le meilleur passage. Elle et l'homme qui reste à ses côtés courent pour s'écarter de l'engin, du bruit et du remous de vent provoqué par les pales, elle fait trois ou quatre pas vers nous, petite foule sur le trottoir, nous aperçoit, tourne la tête et change de trajectoire, en quelques pas le bel ensemble composé d'un manteau léger ouvert sur une robe courte et de deux souliers assortis qui courent comme ils peuvent s'éloignent. Une haute voiture noire l'attend, la porte claque, elle longe le Royal Crescent et disparaît. Un peu de poussière dans les yeux je demande qui vient de passer, une femme étonnée me répond : Didn't you recognize her? It was Princess Margaret *. Je dois vraiment avoir l'air ahurie car elle ajoute : The Queen's sister *. Je me dis que si la scène pouvait se rejouer je demanderais qu'elle passe au ralenti.  
*Vous ne l'avez pas reconnue ? C'est la princesse Margaret. La sœur de la Reine.
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Catherine Serre

Philippe Léotard


Ma fille est-elle la réincarnation de Philippe Léotard ?

Je ne savais rien de Philippe Léotard avant de rencontrer le cinéma de Fernando Solanas, particulièrement Tangos, l'exil de Gardel et Le Sud. Dans ces deux films, Philippe Léotard parle espagnol avec un charmant accent français et j'ai immédiatement su que nous pourrions être amis. Dans ma chambre d'adolescente j'écoutais en boucle ses albums, Je rêve que je dors surtout, en imaginant notre rencontre, je lui disais Écoutez Philippe, je sais que vous pourriez être mon père et j'ai entendu parler de votre problème avec l'alcool, mais j'aimerais être votre amie. Écoutez Philippe, il y a dans vos chansons ces mots qui me manquent. Écoutez Philippe…

Peu après, j'ai pu rencontrer Solanas à l'occasion du festival de cinéma ibérique et latino-américain et j'aurais voulu qu'il épouse ma mère, mais ça c'est une autre histoire.

Et un soir mes yeux se sont posés sur la terrasse d'à-côté. J'étais serveuse le week-end au Sunset café et Léotard dînait à quelques mètres de moi. Il y a une vingtaine de cafés-restaurants dans la rue Mercière et il en avait choisi un tout près et pourtant si loin. Je ne pouvais m'absenter ni quitter mon poste pour aller lui parler. Quelques mètres et le silence.

Philippe Léotard est mort neuf ans plus tard, le 25 août 2001. J'étais sur le point d'accoucher.

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Samantha Barendson 

Johnny Depp


Johnny Depp ressemble-t-il à Tom Cruise ?

Une nuit j'ai rêvé de Johnny Depp. Dans mon rêve il ressemblait à Tom Cruise mais en plus grand, je lui faisais d'ailleurs part de mon étonnement Je vous croyais plus petit. Johnny/Tom était une sorte de pirate qui venait me sauver de je-ne-sais-quoi et ce sauvetage me rendait toute chose et je me suis réveillée un peu amoureuse. J'avais dix-huit ans et Pirates des Caraïbes n'était pas encore sorti, ce rêve avait donc quelque chose de prémonitoire. Je ne savais rien de Johnny Depp, j'avais vu quelques épisodes de 21 Jump street mais sans plus.
 
Je suis allée au vidéo-club et j'ai loué Private Resort, Platoon, Cry-Baby, Edward aux mains d'argent, Arizona dream, Benny and Joon, Gilbert Grape, Ed Wood, Don Juan DeMarco et Dead Man. J'ai passé mon week-end à faire connaissance avec cet inconnu surgi d'un rêve et il m'a présenté à son tour George Bowers, Oliver Stone, John Waters, Tim Burton, Emir Kusturica, Jeremiah S. Chechik, Lasse Hallström, Jeremy Leven et Jim Jarmusch qui m'ont à leur tour fait rencontrer Buster Keaton, Danny Elfman, Goran Bregovic, Iggy Pop, Tom Waits… et ainsi de suite de films en musiques et de livres en photographies. Le lundi matin, après avoir grillé mes tartines avec un fer à repasser1, je suis allée travailler bien plus cultivée et persuadée que l'amour n'était rien de moins que la rencontre de deux névroses poétiques.
 
Merci pour la visite Johnny.


1Si vous ne savez pas de quoi je parle, courez regarder Benny and Joon.


 
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Samantha Barendson


Laurent Baffie


Dans les années quatre-vingt-dix, beaucoup de gens du showbiz venaient faire la fête à Lyon. Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais j'ai souvenir d'avoir dansé sur des rythmes techno en face d'Yves Lecoq, discuté de choses et d'autres avec Jean-Luc Delarue et envoyé paître Laurent Baffie. 
C'était l'époque du Factory, une des premières boîtes lyonnaises à diffuser de la techno hardcore allemande. La discothèque ouvrait du jeudi au samedi et j'étais devenue une habituée à qui les videurs ouvraient la porte. J'évitais ainsi l'interminable file d'attente tandis que les gens grognaient, piétinaient et espéraient ne pas être refoulés. C'était l'époque où le simple fait de travailler dans la restauration ouvrait les portes de la nuit. Je suis Samantha du Sunset café était mon code, mon mot de passe, mon sésame. Je ne payais pas les cent francs d'entrée et, si je venais avec des amis qui ne connaissaient pas l'endroit, je ne payais pas mes boissons non plus. Dans la famille des bars, des boîtes et de la nuit, on racolait les uns pour les autres.
Au Factory, je dansais, buvais des gin-fizz et regardais voler Thierry, le DJ harnaché en abeille, qui passait au-dessus des têtes des danseurs en faisant Bzzz bzzz. Parfois la musique était trop forte, j'allais alors reposer mes oreilles et mes pieds sur le divan en velours rouge de l'entrée, face aux vestiaires. C'est là que Laurent Baffie, suivi d'un caméraman, m'a interviewée. 
- Bonsoir Mademoiselle, nous sommes de la télévision, est-ce que vous voudriez bien nous monter vos seins ?

- Ah mais oui, je vous reconnais. Écoutez, avec plaisir, mais voudriez-vous me monter vos couilles d'abord ?

- [silence]

- Non mais nous sommes de la télévision, nous voudrions montrer la folie des boîtes de nuit, voudriez-vous nous montrer vos seins ?

- Écoutez, avec plaisir, mais voudriez-vous me monter vos couilles d'abord ?

[silence]

- Mais... [il commence à s'énerver, je garde mon sourire]

- Écoutez, c'est simple, c'est donnant-donnant…

- Mais nous sommes de la télé…

- Et alors ? Vos couilles, mes seins. Aussi simple que ça.

Il s'énerve, demande au cameraman mort de rire d'arrêter de filmer, bafouille et s'en va en boudant.


Il est revenu une heure plus tard pour s'excuser, mais cette séquence n'est jamais passée à la télévision dans l'émission d'Ardisson...



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Samantha Barendson


Jean-Louis Trintignant

Je les ai trouvé beaux lorsqu'ils ont poussé la porte de la boutique, la femme soutenait tendrement presque imperceptiblement les pas d'un homme mince dont l'équilibre et les traits semblaient subir les assauts de l'âge avec quelques difficultés. Il me disait quelque chose cet homme et j'avoue que sur le coup il me renvoya l'image de ce Céline vieillissant pinçant ses manuscrits sous les clameurs mêlées des chiens et des perroquets. L'homme s'installa dans le fauteuil et je trouvai rapidement la paire de bottines idéale pour les petons de sa charmante épouse. Rompu à la pratique commerciale je fis dériver la visite vers la collection masculine et l'homme mince accepta de chausser - pour voir - le modèle lacé bleu que je portais ce jour là.

Un instant plus tard j'encaissais les deux paires :
- Êtes vous dans notre fichier ? Quel est votre nom ?
- Trintignant.
Ah tiens comme... Mes yeux glissèrent sur la carte bleue que je venais d'insérer dans le lecteur : Jean-Louis.

C'est idiot mais une fraction de seconde je pensai anxieux aux quelques titres de Noir Désir qui rôdaient parmi les 693 pistes diffusées aléatoirement dans le ventre de la boutique.
Je me rendis compte que nos mémoires de quidams ont toujours un temps de retard sur le vieillissement des célébrités, que le passé fige souvent dans nos esprits leurs traits révolus. Mes souvenirs étaient encore accrochés à l'image fringante de ce CD près de mon ordinateur J.-L.Trintignant lit Apollinaire. Là, c'était un adorable mais vieil homme qui retrouvait son souffle dans les bras blancs du Chesterfield, un couple en pleine parenthèse chaussante monté du Gard pour saluer l'ami Dussolier qui jouait son Novecento au théâtre des Célestins tout proche. Lorsqu'il a passé la porte, toujours soutenu par le bras aimant de son épouse, j'ai simplement glissé ...et merci pour la poésie !

En tout cas, sachez-le, Monsieur Trintignant et moi portons les mêmes chaussures bleues.

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Grégory Parreira


Edmonde Charles-Roux


Très chère Edmonde,

il serait plus poli de dire "Chère Madame Charles-Roux", mais ce sont ces mots "Très chère Edmonde" qui résonnent ce matin dans ma tête. Pourtant, au-delà d'une connaissance encyclopédique, je ne vous connais pas et vous me connaissez encore moins mais, hier soir, vous êtes entrée dans ma demeure par cette lucarne appelée télévision. Soudain vous étiez dans mon salon à me parler de vous, des langues qui ont rythmé votre vie, des gens que vous avez aimés, des livres que vous avez écrits et puis surtout vous avez dit une petite phrase, anodine, sur les gens des villes qui sont trop pressés, qui ne prennent plus le temps de se parler. Et cette petite phrase est restée en suspens et j'ai pensé qu'une femme qui disait cela n'était certainement pas femme à figurer en liste rouge dans un annuaire téléphonique. J'écris souvent des courriers aux gens qui me touchent, aux écrivains qui me bouleversent, parfois même aux personnalités qui m'agacent, je les écris en silence et ils demeurent à la poste restante de mon imaginaire. Mais votre adresse était là, sur l'écran de mon ordinateur, à minuit passé. J'espère donc que cette courte lettre vous parviendra, j'y joins un livre, mon livre, afin de partager à mon tour un peu de moi avec vous, partager mon amour des langues, mon amour des gens et partager surtout un peu de poésie. Nécessaire poésie...

Permettez-moi de vous embrasser, très chère Edmonde, et de vous souhaiter un très bel été.

Edmonde n'a pas répondu. L'été est passé.
Sa mort a été annoncée le 20 janvier 2016.

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Samantha Barendson

Bulle Ogier

Une "Dame blanche" ?

La nuit était tombée et avec elle une brume épaisse, effilochée par endroits. La route était sombre, pourtant dans mon souvenir il devait y avoir un ou deux réverbères à la sortie du village. Je roulais assez lentement, à cause de la brume mais aussi de cette ambiance, un peu irréelle, un peu envoûtante, la vitesse aurait gâché cette sensation. Je me suis mis à penser à ces histoires de « Dame blanche » qui circulent en boucle depuis des lustres. Toutes les conditions d'une apparition étaient réunies, l'heure, l'atmosphère, mon état d'esprit... Je ralentis, car juste après ce virage à gauche il y a un pont en dos d'âne, dangereux, la voiture peut sauter et si l'on contrôle mal, ploufff, dans la rivière.
L'apparition eut lieu, en plein milieu de la chaussée, en contre jour, agitant les bras ; pas blanche, non, habillée de noir, un foulard rouge autour du cou. Je me déportais sur la droite pour ne pas la renverser et m'arrêtais une cinquantaine de mètres plus loin. Je sortis de ma voiture, les yeux fermés, me disant que si elle était encore là quand je les rouvrirais, c'est que je n'étais pas en train de rêver.
­- Monsieur !
Une voix claire et légèrement fêlée, aigrelette est le mot qui me vint à l'esprit.
­- Monsieur !
J'ouvris les yeux, elle m'attendait, je vis aussi une petite voiture sur le bas côté, nez contre le parapet du pont, tous feux allumés.
­ - Bonsoir monsieur, merci de vous être arrêté. J'ai dérapé, je n'arrive pas à repartir, ça patine.
Une Austin mini Cooper orange. La jeune femme est blonde, elle me sourit. Je n'y connais rien en mécanique, mais si c'est juste une histoire de patinage, à deux on devrait pouvoir la remettre sur le goudron. C'est ce que je lui ai dit.
­ - Il faudrait la pousser en marche arrière, et ensuite tourner les roues et en avant la faire remonter sur la chaussée.
Aussitôt dit nous nous collons côte à côte mains posées sur le museau de la mini et ; un ; deux ; trois, nos chaussures glissent, nous gagnons un mètre ; deuxième tentative, deux mètres. Je dis :
­ - Si nous n'y arrivons pas, je le ferai avec ma voiture, vous monterez dans la vôtre et je pousserai et si ça démarre vous y allez.
Un banc de brume se détache, un morceau de ciel avec un bout de lune, son visage s'éclaire, c'est la dame blanche, je ris, elle aussi, cristallin, j'explique pourquoi je ris et nous rions de plus belle et... je la reconnais, cette voix, ce rire, cette silhouette, impossible de me souvenir, où, quand, juste cette certitude que...
L'accotement est en dévers, et roues tournées la mini refuse de bouger.
­ - Je vais faire demi-tour, préparez-vous.
Son sourire disparaît un instant.
­- Vous n'allez pas m'abandonner là ?
Je hausse les épaules et m'éloigne. Bien sûr que non, je ne vais pas t'abandonner.
Pare-choc contre pare-choc, je fais ronfler, j'aperçois ses cheveux blonds, elle lève le pouce, j'accélère lentement, en deuxième, l'Austin remonte sur la route, vroummm, une main s'agite, me fait coucou, au-revoir, adieu, elle disparaît dans la nuit.
Son visage éclate dans ma tête, je ne connais qu'elle ! Mais comment ai-je pu ne pas... trop tard, ma vieille R5 pourrie ne pourra jamais rattraper sa mini bombe à roulettes. Je hurle :
­ - Bulle ! C'était Bulle, mon idole.

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Yve Bressande

Vincent Lindon


Lorsque Vincent Lindon m'a reconnue.

C'était il y a une quinzaine d'années, dans ma vie de libraire. Un des privilèges du métier c'est que vous êtes parfois invités par les grosses maisons d'édition à la présentation de leur collection. Ils vous paient les billets de train et vous accueillent comme des rois (c'est vous le bout de la chaîne qui les engraisse). Dans notre petite librairie de province et de Provence, les invitations étaient rares, mais nous y allions chacun notre tour.
C'était une journée de vacances comptée comme du travail. Une bonne journée donc.
Je crois que c'était le Seuil mais je n'en suis pas sûre, en tout cas la présentation se faisait à l'hôtel Lutetia à Paris.
J'y étais allée avec mon collègue Frédéric, le Roi de la Pile. Nous avions passé la matinée à écouter différentes personnes nous présenter des romans tous plus fantastiques les uns que les autres. Nous avions déjeuné dans une salle du Lutetia autour de tables rondes nappées de blanc, des plats dont je ne connaissais pas le nom. Je revenais de la pause cigarette digestive et retournais dans la salle des présentations.
Cette pièce se trouvait juste derrière les ascenseurs. Au moment où je passais devant l'un d'eux, la porte s'est ouverte et un homme en est sorti. J'ai une nature à regarder les hommes. Celui là se trouvait juste en face de moi, à quelques centimètres, nous nous sommes donc regardés dans les yeux. Je le connaissais, son visage m'était familier, il me semblait même être quelqu'un de proche. Il a du lire cette certitude dans mon regard parce qu'il m'a, avant de continuer son chemin, saluée comme si j'étais moi-même l'une de ses connaissances.
Au moment où je lui ai rendu son bonjour j'ai réalisé que c'était Vincent Lindon, et que notre intimité n'était que du cinéma.

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Hélène Dassavray

Laurent Voulzy

Laurent Voulzy c'est lui ou il se ressemble ?

Je devais alors avoir une vingtaine d'années, il faisait beau, je marchais dans la rue pavée du Vieux Lyon, celle qui mène à la cathédrale Saint Jean, j'avais une jupe et des talons et j'avançais en faisant attention à ne pas me tordre la cheville. Les touristes semblent toujours étonnés de voir femmes et jeunes filles marcher sur les pavés avec leurs talons hauts, mais c'est une habitude à prendre, question d'équilibre, de concentration, il suffit de viser le centre du pavé, d'éviter les bords et d'avancer, avec assurance. Je marchais ainsi, au soleil de la place Saint Jean, le regard allant du sol à l'horizon, lorsque je l'ai percuté, lui écrasant les orteils. J'ai levé les yeux et Laurent Voulzy, celui qui avait bercé mon enfance de son Coeur grenadine, se tenait face à moi, souriant.

Et je lui ai dit : Vous êtes vous, ou vous-vous ressemblez ?
Il m'a répondu : Je suis moi.

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Samantha Barendson

Christiane Rochefort

En 1975 sur le Larzac l'été finit par arriver. Tout l'hiver et après ça s'est battu à Millau, à Rodez,  avec les tracteurs,  contre les travaux  d'aménagement,  contre les gendarmes, contre les CRS, avec Lanza assis par terre qui faisait sa non-violence. Au lycée y'a les contre, presque tout le monde et quelques silencieux et y' a les pour, ils sont deux, une fille et un gars, ils apprennent à piloter des avions le mercredi, ils vivent à la Cavalerie, leurs pères sont militaires, le sien à elle colonel et ils nous énervent.


Revenons à l'été, il arrive et avec les débats, les marches, les parisiens aussi. Mon grand-père me monte de Millau au Rajal, le Rajal c'est le champ, le nom entier c'est Rajal del Gorp, le champ du corbeau, pas loin de la nationale 9, des centaines de gens sont déjà là, il me dit tu te débrouilles pour redescendre. Je suis le flot d'humains qui sont là, qui parlent, qui s'interpellent, je regarde les affiches des stands un moment puis  je démarre la marche en plein soleil avec la foule, il ne se passe rien sauf cette marche d'une doline à une autre, d'un petit promontoire à un autre, dans l'herbe de steppe du Causse, sans personne qui regarde, une marche large, forte, qui traverse le paysage, qui affirme sa force de seulement avoir lieu car  de plus ou moins nulle part la foule marche  jusqu'à plus ou moins nulle part. Puis c'est fini, la marche est finie. On revient d'où on est parti, mais plus lentement, moins ensemble. Les visages sont contents, les chapeaux en t-shirt roulé sur la tête, tout le monde a soif, quelques Gardarem lou Larzac fusent, peut-être quelques chansons aussi. Je me dis que c'est cet effort de défendre qui défend.

Après la marche pour  les débats je vais à Montredon, une ferme occupée, devenue encore plus célèbre depuis car c'est la ferme de José Bové, plusieurs étés de suite il y a fait griller mes côtelettes et des saucisses pour les enfants mais ce sera une autre histoire peut-être. Derrière la ferme dans un petit amphithéâtre de pelouse et de pierre adossé à la maison, un endroit unique, un de ceux que j'aime le plus parmi des centaines d'endroits faits de pelouse et de pierre, une pelouse rase, verte à la base, un peu piquante mais vivace, dure, belle, Christiane Rochefort est là. Pas sur qu'elle soit une célébrité aujourd'hui mais à l'époque et encore quelques années plus tard son livre Archaos était dans tous les cartables et, en 1975, Encore heureux qu'on va vers l'été laissait rêver qu'une bande d'enfants pouvait s'enfuir de l'école et de la ville pour vivre autonome le long des chemins, oui ça faisait rêver, ce n'était pas synonyme du cauchemar qu'arpenter les routes du monde est devenu aujourd'hui pour les enfants. 
 
Christiane Rochefort est là adossée dans un coin de porte, assise sur un pliant, elle est déjà vieille et elle a les seins nus, elle est plutôt maigre, ces seins sont maigres, elle parle, bouge, explique, la liberté et d'autres choses, Encore heureux qu'on va vers l'été, les autres connaissent, je mets un moment à comprendre que c'est d'un livre dont ils parlent, un moment à comprendre que la femme aux seins maigres l'a écrit. Je la détaille, quand elle n'est pas là à défendre le Larzac, elle écrit des livres, je  cherche si son corps a une marque, une manière, un quelque chose qui indique l'écriture, je regarde ses seins qui bougent quand elle parle, qui sont là mais dont elle ne se préoccupe absolument pas, qui vivent leur rythme de seins nus un peu maigres et je me dis que c'est ça, ses seins nus en plein soleil, loin d'une plage, contre un mur de pierre, et la cigarette qui va qui vient qui sont les signes et je me dis qu'il faut être maigre et assez vieille et laisser ses seins nus sans plus y penser. Je me dis que ça ne va pas être facile. Je n'ai rien à donner pour avoir une signature, je lui dis que son livre a l'air bien, que je vais le lire, elle sourit. Je lirai le livre et penserai longtemps au Larzac de l'été 75, aux seins de la femme qui écrit et au mystère entre les deux.



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Catherine Serre